J'ai publié, hier, un note sur la demande de mariage de Sandou, du 30 octobre 1958.
Seulement une journée plus tard, le 31 octobre, toute ma vie a été bouleversée, même s'il m'a fallu un peu plus, mais pas énormément, pour que je me rend compte.
Je me suis demandé souvent, était-ce vraiment une hasard? Comment était-ce possible?
Est-ce vraiment possible que toute ma vie ait changé à cause d’une simple table ? En me rappelant, je me le suis souvent demandé.
J’avais vingt-quatre ans et depuis cinq ans je travaillais déjà comme technicienne dans un des laboratoires de l’Institut de Recherche Chimique de la Roumanie. J’étais enchantée de moi-même.
"Bientôt, je serai ingénieur, j’ai déjà commencé à faire mes propres recherches ! Mes six ans d’études laborieuses par correspondance, (avec seulement un mois disponible pour les examens pendant chaque session), étaient terminés. Bien ou mal, tous les examens passés. Tous ! Mon travail de fin d’études enfin accepté, dans quelques mois je le soutiendrais, ce n’est dorénavant qu’une formalité et je recevrais mon diplôme ! J’ai des bonnes amies, un garçon qui s’intéressait sérieusement à moi, et j’avais un travail de recherche passionnant."
Tout allait à merveille! Enfin, presque.
Mon père me poussait à déposer une demande d’émigration de la République Socialiste Roumaine : il en avait assez ; depuis longtemps d’ailleurs. Les sept mois, enfermé sans raison dans les caves de la Securitate, police politique secrète du Parti Communiste, l’avaient aigri, puis poussé à agir. Trouver une solution pour s’en échapper tout à fait, loin des communistes. Maman était réticente, sa sœur vivant en Israël, professeur de gymnastique, lui avait écrit que la vie est dure, partout. Elle avait aussi peur qu’une fois dehors, mon père l’abandonne tout à fait. Ici, tout en la trompant, son mari restait vivre en famille, d’ailleurs il niait tout ; elle aura une pension et nous avions un bon logement pas cher.
Partir ? Laisser mes amies Alina et Edith ? Sandou ? Laisser amis, bon travail, tout ?
J’hésitais.
Je me sentais enfin si bien, justement, tout allait de mieux en mieux pour moi.
Jusqu’au jour fatidique avec cette foutue table.
La première année de travail à l’Institut, je n’avais droit qu’à un tabouret haut pour surveiller les ballons et distillations et, la plupart de temps je travaillais debout, avec des chaussures à talons hauts fatiguant moins mes jambes et une blouse blanche pour préserver ma robe des trous. Après trois ans enfin, comme j’écrivais de plus en plus des comptes rendus que mon chef, « une vieille de 35 ans » utilisait dans ses rapports, appréciant ce que je lui avais fourni, elle me donna une petite table et une chaise normale, basse près de laquelle je me mettais après avoir fini les expériences, j’écrivais et lisais de la nouvelle littérature sur le sujet de recherche.
Une partie de ma journée s’y passa dorénavant, depuis plus de deux ans.
Mes recherches étaient à la base de ma thèse de fin d’études universitaires et bientôt, nous allons les essayer en "pilot" avant les mettre en production dans une usine.
Une matinée quand mon chef n’était pas présente, j’étais assis seule dans la pièce, près de mon bureau et j’écrivais. Soudain, la porte s’ouvre et une femme entre.
Une femme inconnue, vêtue et coiffée comme une femme de ménage. Elle s’arrête devant moi, met la main sur ma table devant laquelle je me tenais assise et déclare :
— J’emporte cette table.
— Quoi ? ? ?
— J’en ai besoin.
Ahurie, je me lève, je la regarde. Comment ose-t-elle ?
— C’est mon bureau.
— Je la prends, j’en ai pas dans la pièce qu’on m’a donnée comme bureau. Juste une chaise…
— Pas question ! Je l’ai depuis trois ans.
— Te me la donnes !
Elle commence à tirer.
— Non !
Je tiens fort la table.
— Je suis… et elle marmonne un nom compliqué, jamais encore entendu.
— C’est. Ma. Table.
— Donne-la tout de suite !
— Pas question.
Je ne suis pas arrivée là, ni dans mon travail, ni avec mes études en me laissant faire, me convaincre de ce qu’on peut, ce qu’on ne peut pas faire.
Elle tire, je la tiens. La table bouge, mais pas beaucoup. Elle commence à hurler, devient toute rouge de rage.
— Vous êtes hystérique ?
— Comment oses-tu ?
Je réfléchis. Elle paraît sérieuse, mais tellement hors d’elle. Comment la raisonner au lieu de lutter ? Je n’aime pas la force.
— Mon chef n’est pas là ce matin. Quand elle arrivera, je lui demanderai si je dois, si je peux vous le donner. Mais avant, la table ne bouge pas d’ici.
Des discussions ont encore suivi, et finalement, elle partit toute rouge de fureur. La porte claque. Enfin, elle est partie.
Je m’assis devant la table, inquiète. Que pouvais-je faire d’autre ? Qui était cette furie ? Après un temps, ne tenant plus, je vais voir la porte à côté, l’amie de mon chef pour lui raconter ce qui venait se passer.
— Que faire ? Savez-vous qui elle pourrait être ? Cette folle, allure de femme de ménage… et je lui raconte le tout.
— Ah la là ! Elle vient d’arriver, on nous l’a raconté dans la dernière réunion de la cellule communiste.
— Qui est-ce ?
— Elle est importante, l’épouse d’un dignitaire important du parti. Du camarade Ceausescu.
— Est c’est ?
— Le dauphin du Secrétaire du Parti.
— Dauphin ? Comme pour un roi ?
— Successeur. Futur chef, responsable du pays. Actuellement, il est…
— Quoi ? Comment est-ce je n’ai jamais entendu son nom ?
— Chef de la Securitate.
C’était la police secrète, crainte par tous. Ceux qui ont des années avant emporté papa et l’ont tenu sept mois sans que personne ne sache où il se trouvait. Finalement, par d’heureuses circonstances et grâce à des vrais amis, il était relâché : « erreur. »
— Mais elle est habillée comme une…
— Modestement.
— Et parle comme une…
— Tu es dans de beaux draps, maintenant, ma pauvre fille, me dit-elle, en secouant sa tête.
Je ne pouvais pas me l’imaginer encore. Pour une inconnue, une nouvelle venue. Pour une table ? Une remarque blessante ? Elle avait mérité mes paroles, me disais-je.
Oui, une table a changé ma vie.
Était-ce juste la table[1] ?
Le lendemain, deux hommes jeunes et d’aspect dur m’attendaient à la porte et me conduisirent, tout en me regardant d’un air menaçant dans une pièce sombre et fermée pour m’interroger sur l’incident avec reproches.
Ils s’étaient pourtant déjà renseignés et savaient que je n’avais pas eu l’intention de lèse majesté, ne sachant pas qui elle était.
« La seule chose qui joue dans ta faveur, me dit l’un d’eux après des heures interminables et des questions répétées, est que tu ne savais pas avec qui t’avais affaire. »
— Pourtant, ils ne me laissèrent même plus entrer dans mon labo que je ne revis plus jamais, ni même dans l’Institut.
— Et mes recherches, pas terminées ?
— Pour le moment, tu prends trois jours de vacances. Elle ne veut pas te voir. Tu dois t’éloigner.
— Éloigner ? De mon travail ?
— On verra plus tard.
Deux heures plus tard, on me dit de me présenter le lendemain dans une fabrique de Colorants de banlieue.
Là-bas, on ne me permit même pas d’entrer dans l’usine, ni dans le laboratoire : sans que je comprenne bien, je suis devenue d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre « ennemie du peuple. » On me plaça donc dans une petite cabane de bois de la cour, bien éloignée du bâtiment principal, sans me donner aucune tâche, mais en m’obligeant à me présenter dès sept heures du matin et à rester seule entre les quatre murs de bois jusqu’à quatre heures de l’après-midi. La solitude, la fureur de l’injustice, l’angoisse du futur, la tristesse de ne pas pouvoir continuer mon expérience intéressante (et d’après moi, importante aussi) interrompue, me décidèrent finalement.
Le troisième jour, je revins à la maison en disant :
— Bien, demandons notre départ.
Mon père était tout préparé, il ne tarda pas, le lendemain, notre demande de départ fut déposée. Nous savions pourtant qu’entre la demande et son acceptation, plusieurs mois pouvaient se passer.
Dans notre cas, des années.
Que faire ?
Je me sentais perdue. Je me croyais au fond d’un gouffre.
Pourtant, la dégringolade n’était pas encore finie.
La semaine suivante, on m’appela à la direction et le Directeur, un ancien copain de mes parents de notre ville natale, me regarda avec reproche et fureur.
— Qu’a-tu fait ? Cela retombera sur moi aussi.
Silence. Il savait bien que je n’avais rien fait du mal. Ce n’était pas utile de lui expliquer de nouveau.
— T’es licenciée.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Tu me le demandes encore ?
Dans un pays communiste, il ne fallait pas de motifs, disons plutôt qu’ils étaient toujours fabriqués et l’on ne pouvait rien contre eux.
— Donne-moi tout de suite le badge d’entrée à l’Institut et aussi ton carnet de membre de UTM (Union de Jeunesse Ouvrière.)
— Le carnet ? Pourquoi ?
— Comment as-tu pu tant lui manquer de respect ! rouspéta‑t‑il pour toute réponse.
Je ne lui répondis plus qu’avec mes yeux, d’abord accusateurs, puis en larmes. Il m’abandonne, lui aussi.
Déposer ma carte de membre, lui rendre ce que jadis j’avais porté sur le cœur, me fit très mal, quoique depuis des années je ne croyais plus au rêve et surtout à la réalisation communiste, mais la joie de l’avoir obtenue était restée quelque part encore dans mon inconscient.
Après cinq ans de travail acharné et intelligent à l’institut, et six ans consacrés à étudier pendant presque tout mon temps libre et tout près de l’espoir d’entrer définitivement dans l’Institut de Recherche comme Ingénieur Chercheur à part entière, j’étais jetée du paradis des chercheurs. A ce moment-là, je croyais, que j’étais rejetée seulement de cela.
Quelques tempq plus tard, j’allais à l’Institut Polytechnique : dans trois jours devaient commencer les soutenances de Diplômes et je voulais savoir l’heure à laquelle je devais présenter ma thèse. Mon nom ne figurait pas sur l’horaire.
Je suis allée voir au Secrétariat.
— Kertesz ? Kertesz ? Vous êtes exclue.
— Quoi ? Comment ???
— Ah, oui, je ne devrais pas vous le dire, mais c’est écrit ici, comme « l’ennemi du peuple. »
— Exclue ? Après six ans ? Avant l’examen final ? Comme ennemie ?
— Et non seulement d’ici, vous êtes interdite à toutes les études, dans toutes les universités de la République.
— Montrez-moi.
— Non, c’est interdit.
— Ce n’est pas possible !
— Je regrette, mais c’est vrai. Définitif.
Je partis, hébétée.
Si près de mes buts, après tant de travail, sans diplôme, sans travail de recherche.
J’ai pleuré. Pleuré.
Puis, décidai de me trouver un autre travail.
J’allais de fabrique en fabrique, de laboratoire en laboratoire : « Pas de place ! » Finalement, mon père, connaissant beaucoup de monde, me trouva un travail de manœuvre à la chaîne, dans une petite coopérative.
Après un mois, on me mit à la porte de là aussi :
— Tes papiers sont arrivés au Cadre[2]. Si je continue de t’employer, c’est moi qui sauterai, me dit le gérant.
J’étais complètement dans les limbes, ma vie bouleversée.
Je pleurais jusqu’à n’avoir même plus de larmes. Je regardais le mur, consternée, pleine de chagrin, n’arrivant pas à comprendre ni croire ce qui m’arrivait, sans voir ce qui se passait autour de moi, sans presque plus pouvoir réfléchir.
Mon père me proposa alors d’apprendre la langue française avec un de ses amis ayant passé une année entière à Paris.
— Apprendre, de nouveau ?
— Le Français pourrait te servir, plus tard.
— Bien, j’aimerais assez.
Nous commençâmes. Deux fois une heure par semaine, mais moi, j’apprenais huit heures par jours, sept jours sur sept.
Que c’était beau cette langue ! Et avec le temps, j’ai pu même lire, en comprenant de mieux en mieux. D’abord, les dialogues de théâtre, puis des policiers.
Je recommençais à vivre.
[1] Probablement, c’était préparé d’avance et l’histoire de la table n’était que l’aboutissement. E. Ceausescu avait prétendu avoir fait les mêmes études que moi, par correspondance, même section aussi. J’ai dû la gêner. Personne d’entre nous, autres étudiants, ne l’a aperçue à aucun examen et elle ne fit jamais aucun travail de recherche. Par la suite, une grande partie de ses prétendus travaux ont été réalisés par George, époux de Marie et une autre partie par l’amie de mon ancien chef de laboratoire, celle qui m’avait sauvé du pire, racontant que je ne savais pas qui j’avais heurté.
[2] Le service Cadre, c’était l’équivalent du service du personnel, mais politique, près du contre espionnage tout puissant.
Bonjour Julie,
RépondreSupprimerJe viens de lire ton récit. Je l'ai lu d'une traite.
Tu as traversé tellement de choses, tu as tellement vécu.
Tu es un modèle pour moi, je t'admire énormément. Merci d'avoir partager cette expérience.
Magnifique récit. Merci Julie!
RépondreSupprimerbonjour Julie,
RépondreSupprimerbravo pour ce très dur mais aussi très beau témoignage de ce qu'a pu être la vie en Roumanie pendant des dizaines d'années.
merci
Mike