Je prépare un récit nouveau, "histoire" pour mardi prochaine, voilà d'où je vais m'inspirer. Ceci vient de mon journal 1 du rétro-blog, me revient et me hante de nouveau. Les trois femmes nues.
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Trois femmes nues
Il y a des expériences qui sont devenues les miennes, des images imprégnées à jamais, comme un film que je revois encore et encore devant mes yeux.
J'ai onze ans.
La deuxième guerre mondiale venait de se terminer. Cachés et avec des fausses identités, partis loin pour que personne ne nous reconnaisse, notre cellule familiale restreinte a survécu toute une année.
Je vis.
Nous sommes revenus chez nous, Kolozsvar, Transylvanie, nous avons retrouvé notre logement, la plupart de nos meubles et ma poupée. Maman, papa sont avec moi.
Mais les autres ?
Le bilan est lourd.
Les parents, la sœur, le frère de maman et leurs enfants ont survécu, mais ils ont passé six mois dans les camps de concentration de Bergen-Belsen. Je ne sais rien d'eux et de leurs épreuves, ni les séquelles restant toute leur vie. Ils sont loin en Suisse, ils n'ont pas revenus dans notre ville. Mais ils vivent.
Les parents et la sœur de papa et ma cousine sont disparus en fumée à Auschwitz. Je n'arrive pas y croire encore : Judith, ma meilleure copine, rusée a dû survivre !
Je m'entête à le croire encore.
Le frère cadet de papa a survécu caché dans une cave est revenue. Son fiance, Irène, vient d'arriver d'Auschwitz. Elle a 21 ans, des cheveux noirs brillants, bouclés, très courts. Elle est honteuse de ses cheveux courts : j'avais des longs cheveux, me dit-elle, avant. Avant Auschwitz.
Irène avait été emportée avec sa famille le mars 1944 de Maroszujvár, leur ville. Elle n'a plus jamais revu son père, il était déjà " vieux " avant, elle me dit. Il avait plus de 50 ans...
"Mais nous, me raconte-t-elle, nous avons réussi à rester ensemble: maman, ma jeune sœur fragile et moi. Longtemps. Dans la même baraque, côte à côte.
J'ai tout fait pour survivre, là. Pour toutes les trois.
En grande partie, en coiffant les officiers femmes SS. Elles me donnaient des pelures de patates - et parfois, même une ou deux pommes de terre entières, quand elles étaient spécialement contentes du succès remporté avec leurs coiffures. Et plus tard, elles me permettaient même de choisir des chaussures et des vêtements chauds du tas.
Tas venant de ceux qui avaient été gazés. Nous savions déjà ce qui était arrivé avec ceux qu'on dirigeait vers la file de gauche. Gazés, puis brûlés. De temps en temps, le camp sentait très fort à cher brûlée.
Nous avons survécu ainsi le terrible hiver.
Le pire était les " Appels " du matin. Il fallait rester debout dès l'aube, avant le travail, pendant des heures et sans broncher. Avant et pendant qu'on nous comptait. Maman était de plus en plus faible, ma sœur malade, mais j'ai réussi chaque matin à leur faire passer le cap.
Et avec quelques cadeaux passés aux horribles " Kapos ", juifs polonais ou lithuaniens, qui étaient dans le camps depuis deux ans déjà, j'ai même obtenu, de temps en temps, qu'elles nous mettent un bout de viande ou plus de légumes dans la soupe, sinon claire. Et qu'elles nous battent moins souvent.
Nous étions ensemble, nous nous réchauffions l'une contre l'autre. Maman, ma sœur et moi.
Un jour, un nouveau tri !
On nous ordonna de nous déshabiller et de nous mettre les unes après les autres. Je mis ma sœur devant, maman au milieu entre nous et moi après elles. De loin, je voyais Mengele, grand, beau blond, il faisait le tri, avec son fouet décidait qui irait à gauche, qui à droite. Qui serait éliminé aussitôt, à qui l'on permettrait de continuer à travailler. Nous étions nues dans la cour, près les unes des autres, à la queue leu leu. J'avais plus honte d'avoir ma tête rasée que d'être nue.
Ma sœur passe. Dans la bonne file. Je respire, continue Irène.
Maman est maintenant devant Mengele. Elle a un mouvement de recul. Une seule hésitation a suffi et aussitôt, elle est envoyée à gauche. Je regarde, épouvantée. Je n'ose rien faire. Le moindre mouvement ou réaction serait ma mort. Mengele me fait signe, suivre à droite.
Je suis derrière ma sœur. Sans maman.
— Julie, je n'ai pas osé...
— Qu'aurais-tu pu faire, je lui dit, tu aurais bougée, tu ne serais plus ici.
— Je me sens coupable de n'avoir pas osé...
— Il n'y avait rien à faire, tu le sais bien.
— J'ai laissé maman partir, a sa morte sans réagir...
J'avais onze ans à l'époque, après la guerre, elle 21, nous sommes devenues amies.
Elle m'a parlé une autre fois de l'ouvrier allemand, qui lui avait donné un jour une tranche de pain beurré ; du soldat allemand qui l'avait trouvée cachée dans une tranchée lors l'évacuation d'Auschwitz : " il m'a regardée et puis poussée dans le wagon, il ne m'a pas fusillée. " Elle ne haïssait pas les Allemands, seulement les kapos.
Mais surtout, elle-même :
— Je n'ai pas osé parler, broncher, répétait-elle.
Et Irène recommençait de nouveau à me raconter la queue, les femmes nues, le bel officier blond envoyant sa mère devant elle à sa mort certaine dans l'heure et elle, n'ayant même pas osé tressaillir. "Tressaillir", avait condamné sa mère.
Non ! L'officier, les nazis, l'idéologie regardant les êtres comme des bêtes ou pire.
Ce n'était pas elle qui était coupable, mais elle le ressentait ainsi.
Cette histoire n'était pas arrivée à moi, mais à Irène, devenue mon amie, puis ma tante. Cette expérience, je la ressens encore comme si c'était arrivé à moi. C'est restée ancrée en moi à mes onze ans.
Je me demandais, moi aussi souvent:
Qu'est-ce que j'ai fait pour que ma cousine Judith ne meure pas ? Pourquoi je vis alors qu'elle, à peine un mois après notre départ de la ville, était emportée comme du bétail, déshabillée, rasée, poussée dans une " douche " où le gaz la tuait en quelques minutes ? Je me demandais si elle était morte vite, écrasée en bas du tas des êtres luttant pour une dernière bouffée d'air, une seconde de plus. Je me demandais si les Allemands ont fait du savon de ma cousine. Ont-ils utilisé ce savon pour laver leurs cheveux ?
Je ne voulais plus me déshabiller. Je ne voulais plus prendre de douche. Je craignais de fermer la porte de salle de bains. Longtemps.
J'ai entendu aussi d'autres récits d'horreur des camps d'extermination.
Mon père essayant d'apprendre ce qui était arrivé à sa mère, il invitait tous les survivants pour un dîner. Même pas dix pour cent des juifs emportés de notre ville sont revenus, sont restés vivants. Plus tard, je n'avais plus le droit de rester à table, écouter. Mes parents ayant aperçu ma pâleur, on m'envoyait dorénavant dans ma chambre, me coucher.
Je restais près de la porte vitrée séparant ma chambre et le salon, l'oreille collée contre la vitre. Souvent, je réussissais à entrouvrir la porte sans que mes parents se rendent compte. Je voulais entendre ! Comprendre. Comme mon père pour ses parents (il avait appris finalement : lui était mort pendant le transport, dès le premier jour, son épouse le tenu dans ses bras jusqu'à leur arrivé, quatre jours plus tard.)
Judith, avait-elle pu survivre ?
Seule ma future tante, Irène me racontait encore et de nouveau le queue les femmes nues: "je n'ai pas osé réagir !
Et puis, une autre fille revint. Elle avait presque mon âge : c'était l'une de deux jumelles. Le docteur Mengele, le beau blonde, aimait faire des expériences avec les jumeaux et surtout des jumelles. Transplanter un utérus ou un bras de l'un à l'autre. Voir, observer, noter ce qui se passe avec elles. Ève (c'était son nom) est survécue, elle avait mon âge, mais sans pouvoir jamais avoir d'enfant à elle. Sa sœur jumelle est morte, d'une mort affreuse. Quelques années plus tard seulement, Ève, très jeune, a été mariée à un homme bon, mais nettement plus âgé qu'elle. Ils habitaient près de ma tante. Elles essayaient vivre autant que possible. Mais des souvenirs les hantaient.
Irène eut plus tard deux magnifiques filles, j'avais des nouvelles cousines, avec des magnifiques cheveux longs. L'une noire, comme sa mère, l'autre un merveilleux auburn. Elles n'ont pas de grand-mère. "Mais s'ils viennent de nouveau nous prendre, je les attendrai avec un long couteau aiguisé, celui-ci, je ne laisserai pas mes enfants, ma famille, être emportés comme des moutons, sans m'opposer !" me disait ma tante Irène.
Je n'avais plus Judith, ma cousine, il n'y eut ni miracle, ni le retour, si longtemps attendu et espéré. J'avais 14 ans quand j'ai renonçais à croire à son retour, à un miracle.
Il n'y a sorti rien de bon de ça! Mais quand quelque chose m'arrive que, sur l'instant, je le trouve horrible, je le compare à ce qui était arrivé à Judith. Et je pense : "j'ai survécu déjà de 10 ans, de 30 ans, de 60 ans de plus". Je me sens coupable, un peu comme Irène. "Pourquoi je vis et pourquoi elle ne vit plus ?"
Pour moi, il n'y a pas 6 millions de juifs exterminés, ni même plus de moitié de famille massacré, dans mon sous-conscience existe une seule tuée, gazée et brûlée: Judith, mon amie, ma cousine, ma camarade de classe et de jeux qui n'a jamais pu atteindre ses dix ans. Pour mon père, c'était représentée par sa mère et il a porté de cravate noir toute sa vie en souvenir, se sentant coupable de ne pas réussi à la sauver. Pour Irène, c'était sa mère qu'on avait dirigée d'un mouvement de fouet dans le queue du gauche. Et c'est déjà trop, beaucoup trop - et, représente tous les autres.